Souffrance au travail: la sphère privée en appui du combat des salariés

« C’est cette forte mobilisation de la personne en souffrance au travail, cette capacité de résistance et les tactiques qu’elle déploie qui doivent nous conduire à construire un autre regard vis-à-vis d’elle. »

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Souffrance au travail : la sphère privée en appui du combat des salariés

L’équipe de Nivalis Conseil a pu lire l’ouvrage de Philomène-Nicole EYENE dès sa sortie. Nous l’avons trouvé extrêmement intéressant dans les perspectives qu’il ouvre sur la souffrance au travail et les leviers de reconstruction qu’il met en lumière.

Nous avons alors souhaité rencontrer son auteur qui dévoile ici les axes majeurs de son livre.

 

1) Nous vous remercions d’avoir pris un moment pour répondre à nos questions: pourriez-vous vous présenter et nous parler un peu de votre parcours pour commencer?

J’ai commencé ma vie professionnelle en tant que juriste spécialisée en droit social. Avec du recul, je me rends compte que j’ai toujours été intriguée par ce que j’appellerais les zones d’ombre des systèmes.

Cela a été le cas des violences sexistes et sexuelles au travail auxquelles je me suis intéressée il y a plus de vingt ans, ce qui m’a conduit à collaborer avec l’association nationale portant ce sujet. Cela a aussi été le cas de la parentalité dans un contexte de violences conjugales, question sur laquelle je me suis penchée en rejoignant un centre maternel spécialisé, lorsque je suis devenue assistante sociale.

Puis, en arrivant dans un service social en entreprise avec ma double casquette sociale et juridique, j’ai été particulièrement sensible à observer la place du travail dans la vie des personnes sous le prisme, d’une part, du rapport d’équilibre entre les droits et devoirs des salariés et des employeurs et, d’autre part, de l’articulation entre la sphère privée et la sphère professionnelle. Mes observations et questionnements à foison ont rendu nécessaire – pour moi – l’entrée en formation d’ingénierie sociale afin d’avoir le temps nécessaire pour démêler et théoriser mes réflexions. J’ai ainsi fait un double cursus en école de travail social et en université avec la volonté de développer des compétences axées sur la recherche. C’est cette recherche que je livre dans mon ouvrage sur l’impact de la souffrance au travail sur la sphère privée.

Aujourd’hui ingénieure sociale, je suis actuellement en poste comme responsable d’une unité de service social.

2) Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?

J’étais en poste en tant qu’AS en entreprise et j’accompagnais notamment des personnes en souffrance au travail. Tous les regards étaient alors tournés vers la capacité de la personne à reprendre ou non une activité professionnelle. D’ailleurs, mon regard l’était également, jusqu’à ce que je rencontre l’enfant d’un salarié décédé qui a témoigné de ce qu’avait enduré son parent dans le cadre du travail et les répercussions que cela avait eu sur leur vie familiale.

Cela m’a bouleversée et m’a conduit à m’interroger sur la souffrance au travail face à la vie privée. Et j’ai découvert qu’il n’y avait rien sur cette question, aucune analyse de ce qui pouvait se jouer dans la sphère privée de la personne en souffrance. Car effectivement, tous les regards étaient tournés vers le travail, qu’il s’agisse de l’ensemble des professionnels ou des personnes elles-mêmes. J’avais encore mis les pieds dans une zone d’ombre.

J’ai donc choisi d’aller à la rencontre de travailleurs ayant vécu une expérience de souffrance au travail pour les amener à parler de l’interaction de cette souffrance avec leur sphère privée. Et les échanges ont été tellement riches qu’il m’a semblé important de rendre public ces témoignages pour apporter un autre regard sur cette question.

3) Vous abordez la sphère privée et les différents leviers qui vont appuyer la reconstruction après une situation de souffrance au travail, pouvez-vous nous en dire plus?

Les professionnels que j’ai questionnés au tout début de ma recherche ont mis en relief – à juste titre somme toute – les fragilités des personnes en souffrance au travail et les difficultés rencontrées avec l’entourage : repli sur soi, tensions dans les rapports de couple, difficultés à s’occuper des enfants…

Les salariés rencontrés par la suite ont amené une autre dimension à leur situation. Tout d’abord, ils ont témoigné de leur lutte pour sortir de leur souffrance, certes en se repliant sur eux-mêmes pour élaborer sur ce qu’ils sont en train de vivre mais, ensuite, dans un second temps, en mobilisant leur entourage de différentes manières. C’est ce que j’ai désigné comme des appuis. L’analyse des discours des personnes rencontrées m’a permis de les catégoriser de trois manières : l’appui-conseil, l’appui-déconnexion et l’appui-réconfort. Ces appuis sont trouvés à la fois chez des personnes composant un entourage plus ou moins proche et sélectionné par le sujet en fonction de ses besoins mais aussi dans des activités que l’on peut qualifier de thérapeutique au sens de Tosquelles. Dans cette démarche, ils sont allés au-delà du cure et ont mis en œuvre pour eux-mêmes la pratique du care, qui peut être traduit comme la sollicitude ou le soin apporté dans un processus d’attention, d’intention et d’action face à un besoin existant.

C’est cette forte mobilisation de la personne en souffrance au travail, cette capacité de résistance et les tactiques qu’elle déploie qui doivent nous conduire à construire un autre regard vis-à-vis d’elle.

4) Comment est-ce que les acteurs internes de l’entreprise (DRH, médecin du travail, psychologue du travail, assistante sociale du travail….) peuvent-ils se saisir de votre livre et l’intégrer dans leur pratique ?

Justement, en portant un nouveau regard sur les personnes en souffrance au travail.

D’abord dans leur prise en charge qui doit englober les 3 dimensions de la santé – physique, psychique et sociale – car cela n’est pas toujours le cas, le focus étant fait sur la santé physique et psychique. Cela nécessite une vraie collaboration entre les différents acteurs de l’entreprise que j’ai désignée comme un « accompagnement coopératif » du sujet.

Ensuite dans les actions que peut mener l’entreprise, en y associant tous ses acteurs, pour prendre en compte et analyser avec le sujet les compétences qu’il a acquises par son expérience – sa pratique du care – pour les valoriser et les réinjecter dans l’activité professionnelle. La théorie du care, c’est-à-dire le soin apporté aux personnes en situation de fragilité, mise en œuvre par les personnes qui ont témoigné, est un levier pour aller vers une entreprise bienveillante, notamment en désignant des référents du care dans une logique de pair-aidance. Le care propose d’apporter une attention aux besoins d’une personne fragilisée, une intention pour répondre à ses besoins et une action mettant en œuvre ces réponses. Adopter une éthique du care permettrait donc à l’entreprise de repérer les risques de mal-être au travail, de tenter de les éviter et de soutenir et de relever les personnes en souffrance.

5) Enfin, quelle place le service social du travail pourrait-il avoir dans le contexte actuel et/ou dans le futur?

Je dirai que le service social du travail a une place et l’a depuis plusieurs décennies.

En revenant dans mon ouvrage sur la place du service social en entreprise, je rappelle le rôle des surintendantes d’usines, ancêtres des assistants de service social, créées en 1917 pour intervenir auprès des ouvriers sur l’amélioration des conditions de travail et d’hygiène. C’est, notamment, l’apparition d’autres corps de métiers qui a redistribué les cartes des acteurs de l’entreprise. Mais le service social, par sa formation, a une approche multidimensionnelle de la personne qui lui permet d’aller tant sur le champ du curatif que sur la prévention primaire.

Et si l’on prend le contexte actuel de pandémie et de télétravail, avec le risque de rupture de lien social ou d’isolement, en plus de pathologies physiques et ou psychique, le service social du travail a un rôle majeur à jouer, au même titre et en collaboration avec les autres acteurs de l’entreprise pour prendre soin, dans le sens de la théorie du care, de l’ensemble des salariés.

Et il l’a d’autant plus que, par le développement du télétravail, les sphères privée et professionnelle s’entremêlent davantage. Or, parce que le service social du travail a toujours fait le pont entre ces deux sphères, il est un réel atout pour les employeurs aujourd’hui comme demain.

« Et si l’on prend le contexte actuel de pandémie et de télétravail, avec le risque de rupture de lien social ou d’isolement, en plus de pathologies physiques et ou psychique, le service social du travail a un rôle majeur à jouer. »

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